Sire… votre ville de Concarneau… est l’une des fertiles pépinières qui fournit à votre port de Brest d’excellents marins. Jadis florissante par la liberté et l’étendue de son commerce maritime, elle ne contenait que des marins aisés. Les entraves mises à ce commerce par quelques avides monopoleurs sont cause que cette ville n’offre aujourd’hui, ainsi que ses environs, que des marins… accablés par la misère…
La pêche de la sardine ne peut se faire sans un appât que l’on appelle rogue… et qui n’est autre chose que des tripailles de poissons dits stockfiches. Les Danois l’apportent du Nord en forme de lest. Ils ne retiraient, il y a vingt ans, que cinq ou six livres du baril ; aujourd’hui, ils le vendent seize et dix huit livres par la grande enchère qu’ont mises sur cette rogue d’avides capitalistes pour s’enrichir aux dépens des misérables matelots. Dès qu’il arrive en Bretagne quelques bâtiments chargés de rogues, les marchands monopoleurs achètent la cargaison entière… Ils la font porter dans leurs magasins, et quand la pêche devient abondante et la rogue d’urgente nécessité, ils la font payer trois fois plus cher aux pauvres matelots pêcheurs qui, à défaut de facultés (d’argent liquide) ne peuvent s’en approvisionner à l’arrivée des vaisseaux danois…
Les marins, n’ayant point d’argent comptant à donner pour sa rogue au marchand, portent leurs poissons au magasin du marchand. Ils demandent quel prix on leur donnera du poisson. On leur répond qu’il sera payé au prix courant. Mais ce prix étant réglé chaque semaine au plus bas possible par les marchands réunis… il ne reste pas aux pauvres pêcheurs, qui ont eu toute la peine, de quoi substanter leurs malheureuses familles…
Pour mettre le comble à leur cupidité, les marchands capitalistes… plus la pêche devient abondante, moins cher ils payent aux pêcheurs le poisson, mais plus ils enchérissent alors le prix de la rogue…
Quelque cruelle que soit notre condition, l’on semble néanmoins encore nous envier jusqu’à l’air que nous respirons. Des avocats, des médecins, des procureurs, etc… deviennent aujourd’hui nos concurrents. Nous comptons actuellement à Concarneau 88 bateaux de pêche appartenant à ces citoyens… Mais pourquoi surtout les marchands de rogue eux-mêmes ont-ils une grande quantité de bateaux ? C’est qu’ils font consommer leurs rogues par ces bateaux, quand les pauvres marins ne peuvent pas leur en donner le prix exorbitant qu’ils en exigent… Alors nos bateaux sont forcés de rester à terre ; alors la veuve, l’orphelin et la femme isolée dont le mari est au service de la marine sont obligés, pour pouvoir vivre, de vendre leurs petits effets, et ne tardent pas à être réduits à la mendicité. En vain ces malheureux réclament-ils la pitié des marchands, ils sont sourds à leurs voix plaintives.
Qu’ils réfléchissent cependant sur leur conduite. S’ils jouissent aujourd’hui d’une fortune brillante, à qui en sont-ils redevables ? N’est-ce pas à la peine et aux travaux du pêcheur ? N’est-ce pas le fruit de sa sueur ? N’est-il pas l’instrument dont ils se sont servis, et dont ils se servent encore chaque année pour les enrichir ? Ah ! Quelle ingratitude… Mais ils veulent y mettre le comble, puisqu’ils se proposent de s’opposer à ce que les pêcheurs puissent désormais vendre en mer leurs sardines aux chasse-marée qui leur en donnent un meilleur prix que leurs avides monopoleurs de rogues… Quelle cupidité ! Quelle barbarie ! Ils nagent dans la plus grande abondance, et ils plongent dans la plus affreuse misère celui qui, par son industrie et ses travaux pénibles, leur apporte des trésors…
Marins de Concarneau, avril 1789